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Fédération Internationale Supra Terrienne
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16 août 2007

Aeroplane tonight

Une nouvelle de David Calvo, parue dans Bibliothèque virtuelle, le n°7, au 22 juin 2007.


Aeroplane tonight
par david calvo.



Son premier crash en avion s'est produit juste après le décollage.
Ah ah.
Incliné vers l'avant, son visage épousant le verre taché du plexiglas, il avait vu disparaître la tour de contrôle. L'aile racla la piste chaude, déroulée en flou d'ébène. L'écho d'un clang, puis l'avion penché glissa sur la pelouse. Étrange, cette immobilité béate de la cabine après qu'ils eurent cessé de bouger, comme une explosion coupée en deux. Dans ce vide aéré, il enregistra le cliquetis d'une montre, les respirations silencieuses comme des mugissements, les avions distants et la sirène immédiatement ensuite. Les passagers n'avaient pas crié, juste émis un chœur surpris, aussi bref qu'intense. Encore aujourd'hui, il ne peut toujours pas décrire ce son.
En sortant, il s'étonna de la courtoisie du personnel, disposé à chaque marche de l'escalier comme des infirmiers mécaniques, mimant les gestes rassurants appris à l'Académie, signes désincarnés. Dans le bus qui les ramenait au terminal, il écouta les autres voyageurs, téléphoner à leurs proches, rire, évacuer l'anxiété. Ils avaient tous partagé une incroyable aventure, pour toujours ils feraient partie de ce club sélect. Ils se rencon-neraient dix ans plus tard dans des salles polyvalentes et sur des chaises en plastiques, ils se raconteraient la même histoire, comment ils avaient survécu au pire, ressuscités par ce contact avec la mort à grande échelle. Lui ne se considérait pas comme un des leurs. Il n'avait pas besoin de le dire, il n'y avait rien à dire : toute l'expérience en lui comme la douleur d'un amour enfui, indescriptible clameur.
Il en éprouva une forme de pure immortalité. Rien à voir avec ces miraculés qui se croyaient tout permis, traverser les grandes eaux, baiser sans capotes. Plutôt le souffle intérieur d'une musique sacrée chargée d'images, la puissance lyrique d'un appel vers le vide, la carcasse béante d'un avion en flammes, en chute, et cette chance de ne pas avoir à se souvenir d'un sacrifice, mais d'un rendez-vous manqué, une absence de cadavres nourrie de toutes les catastrophes imprimées sur sa rétine de spectateur : d'infernales vitesses, des familles séparées par le vide, leurs mains tendues, une déchirure dans la coque pour les aspirer, les hurlements des condamnés qui tombaient en spirale. Il avait l'impression d'avoir déjà tout vu, que la réalité ne pourrait plus jamais le rattraper.
Ses amis secouaient la tête devant son hubris, supposant qu'un tel trauma l'enfermerait dans une voiture pour toujours. Pas vraiment, disait-il en riant, pensant au gros chèque de la compagnie aérienne.
Il pouvait désormais se permettre de voler.
En première classe.
Fréquemment.
Tous les marins, Prenant sa douche, Savonné, oint,
II chantait :
Je suis Pilote
À jamais aux contrôles
De ces instants
Proto BdT 04
II volait sans se soucier de sa destination, foulait le tapis rouge des couloirs flexibles en roi du ciel. Il entrait en dernier dans l'appareil, snobait les hommes d'affaires allongés dans leurs couffins, les hôtesses tiraient poliment le rideau-velcro pour cacher l'intimité de ces privilégiés, de meilleurs films, la sauce poisson à peine plus dense, et la sensation d'être un individu dans un bétail caquetant. Il appréciait la nourriture synthétique en vol sub-orbital ; il s'imaginait dans un parc d'attracrions, dans un manège; plus haut montait l'avion, plus ces mouvements, l'ascenseur nauséeux des trous d'air, étaient l'occasion pour lui de se sentir vivant, hyper-vivant. L'avion piquait, touchait terre, chaque heurt des trains d'atterrissage en secousse ontologique, une simple question de ré-entrée. Il sortait en dernier de l'appareil, appréciait le défilé des survivants reconnaissants en fin connaisseur : les yeux fatigués, les chemises chiffonnés, pauvres mortels inconscients du risque qu'ils prenaient en se croyant Icare. Lui avait été épargné parce que le ciel le réclamait, ces sols de nuages étaient siens. Il se vantait d'être le seul capable d'apprécier ces territoires cotonneux comme de nouveaux continents à coloniser, nouvelles planètes à terraformer.
La seule raison de sa présence au second accident, c'était parce que les chances d'être dans le premier étaient astronomiques.
Il avait feint le sommeil, sa tête entre deux écouteurs japonais de tapisserie new âge, et son rêve était devenu si vif, un écartèlement, du métal découpé à la tronçonneuse. Il avait hurlé au passager derrière de garder ses putains de jambes tranquilles, puis il s'était souvenu être en première classe, si loin des autres, dans son cercueil, puis un bout du plafond se pela et, cillant, il observa les événements se dérouler avec un étrange détachement. L'expérience la plus originale de toute sa vie.
Aucune référence ; pas d'alarme. Le sublime ralenti d'un instant : le déplacement des mèches de cheveux dans la nouvelle pesanteur, l'inversion des coordonnées, les crachats de lumières, la terreur de ces hommes et de ces femmes en train de mourir, déjà morts, incapables de se lever pour prendre les commandes, priant dans une jungle de masques à oxygène, lianes plastiques ; les positions fœtales qui ne servent qu'à subir, qu'à poser l'humilité, les uns après les autres, plies en séquence comme des roseaux. La fébrilarion des instructions depuis le cockpit, la gyre infernale des signaux, crachons, clignotements, et le pointillisme rapide du paysage extérieur, approchant. Lui ne cessa pas de se tenir droit, refusant de courber, il en vint même à défaire sa ceinture.
Quand les branches traversèrent les vitres, les odeurs et la fumée de feuilles brûlées s'engouffrèrent dans la cabine, il recula comme tiré d’un bungee, son menton défonça son sternum.
Une infime seconde et l'avion devint la forêt.
« Ce dont se souvient clairement le Patient après que ses yeux furent libérés de l'épave, ce n'est pas les restes noirs et tordus d'hommes, femmes et machines... Il se souvient avoir marché dans le squelette de l'avion... Le crissement et l'engluement de ses semelles fondues sur du sang carbonisé, coagulé. Une observation naturelle pour quelqu'un en situation traumatique, peut-être même une référence filmique, quelque chose qui l'aurait marqué malgré lui, un parcours initiatique. Selon ses propres mots, avant de sombrer dans l'inconscience, il dit s'être levé dans l'avion en pic, penché au milieu des passagers, pour organiser leur marche funèbre : le chef d'orchestre d'un génocide, comment chacun devait mourir, humble face au destin. Il parle de ses mains comme interface, baguettes déplaçant le tissu nerveux de ces condamnés, une énergie colossale dont il se serait servi pour affecter la réalité. Le Patient se plaint de douleurs au thorax, une séquelle de l'accident, mais il paraît convaincu d'avoir assimilé la matière vivante de ces morts en sursis dans sa poitrine, leur souffrance comme un trésor dans un coffre de petite fille, fermé par une clef dont lui seul connaît la cachette. Il s'amuse à crasher des avions en plastique sur son lit d'hôpital, pour comprendre les vertus de la chute libre. »
Le matin du onze septembre, toujours hospitalisé, il portait un nouveau tee-shirt, une chose trop grande achetée dans une de ces friperies chic, un avion qui tombe terriblement design qui lui servait de pyjama pour dormir. Toute la nuit, il avait rêvé de robots qui lui prenaient la main dans une cabane au bout du monde. Par la fenêtre de ce songe diffus, une mer bleue, ligne penchée qui ne cessait de bouger comme l'horizon artificiel d'un tableau de bord. Depuis son second accident, il ne rêvait plus, juste des couleurs, mais cette nuit prophétique, il avait envisagé avec beaucoup d'espoir la perte de son intimité, comment il avait choisi de quitter sa défroque d'humain pour rejoindre la poésie froide de ces créatures de métal, si belles, qui le prenaient dans leur bras quelque part au bout de tout. Il avait décidé de les suivre parce qu'il avait oublié pourquoi il était né, comment il avait vécu : la promesse d'une vie éternelle, confiée pendant son sommeil par une intelligence extérieure, qui prenait contact avec lui pour la première fois. En se réveillant, il avait senti quelque chose se déplacer dans sa poitrine, sa propre énergie vitale, désintégrée, et toute la douleur des autres en bouillie, terrible poids dont il ne savait comment s'affranchir.
L'habitude d'allumer la télévision le matin, pour ne pas se sentir seul. Les tartines mouillées de café. Le goût du sommeil. Sans réagir, il avait regardé la première tour s'effondrer.

Dans sa douche, Savonné, purifié, II murmurait :
je ne vois plus,
Je ne sais pas,
Où je dois me rendre.
« Le Patient semble très affecté par ce qui vient de se passer à New York. Il pense être responsable. Pour lui, toujours selon ses propres mots, il s'agirait d'une paroi qui disparaît, disparue, une fiction qui rejoint la réalité, ou le contraire, il n'est pas certain du mouvement. Une nouvelle ère, possible parce que l'ancienne s'est terminée sans signal, sans conscience d'avoir excédé sa propre fin. Pour lui, la fin du monde est déjà consommée, nous vivons dans un mensonge virtuel où l'événement n'a plus d'importance. Il a compris qu'il n'avait plus rien d'humain : que le tee-shirt qu'il avait porté ce matin-là, le tissu chaud de son nouveau corps, son exo-squelette, avait déplacé un filament de réel, tiré vers lui comme un ressort, que par ce seul acte insensé, s'habiller, dormir dans l'image d'une catastrophe à venir, il avait signifié le passage d'un monde à l'autre, franchi le voile qui séparait l'image de son objet. La seule idée d'être un humain déclenche désormais en lui de terribles réactions psychotiques. »
Il n'a plus jamais mis le pied dans un avion.
Après sa convalescence, il se prit d'affection pour leurs débris. Hagard dans les décharges, il hantait les carcasses, y dormait parfois. Il aimait ces squelettes, l'impression de vivre dans un cimetière d'éléphant où viennent mourir les cargos de ce monde, dinosaures laissés là, rouillant. Il fredonnait Take my breath away en se souvenant d'un clip aux flambeaux, d'improbables vestes à épaulettes dans les ruines de l'Occident. La nuit, il expulsait la misère de ses compagnons d'infortune en longs soupirs, un écho de son ventre gonflé pour raconter comment il avait pris toute leur vie, pourquoi il les protégeait. Il savait qu'il n'avait plus le choix de son identité, qu'en absorbant l'énergie du crash, il avait disposé de sa propre lumière. Tout dans son être criait de remettre cette charge dans le monde. Un jour, les hommes seraient maîtres de la formidable énergie libérée par un accident, avions, voitures ou skate-boards, toutes ces blessures accumulées puis relâchées, ces souvenirs et ces vies meurtries comme une réserve de matière à modeler, à tordre et à sculpter pour remettre le réel en marche.
Quelque chose avait profondément atteint sa perception du hasard. Pas assez pour l'envoyer se perdre dans un désert, non, pas assez pour faire de lui un Prophète de la Vie, converti, convertissant les barbares, bâton à la main, le sari flottant sur des sables anciens ; pèlerin passant ses journées dans un hôpital de campagne, soignant enfants et seniors avec sourires de gentillesse ; missionnaire prêchant auprès de ses amis inquiets que le Seigneur Vous Sauvera ; néo-bab construisant des totems chtoniens pour réunir ce que le monde garde de primitif, l'énergie, les gens, l'excitation, le corps des femmes comme des pistes d'envol, même s'il pensait qu'il s'agis-sait toujours là d'options. Il pensait pouvoir aider'le monde à découvrir cette vérité qu'il avait excavée, comment tout était déjà mort, pourquoi ils marchaient dans les vestiges fumants d'un monde fini qui n'en finissait plus. Il n'était plus dupe de ce qui n'allait pas, notre incapacité à discerner les contraires, la scission parfaite des opposés, l'escalade dans le dépassement des limites, la chute perpétuelle d'une boule de vie.
Il ne savait pas ce qu'on attendait de lui.
Il médite là-dessus pendant les soirs de printemps et d'automne, debout dans les mares du toit. Il se souvient avoir fantasmé, enfant, sur sa première musique atmosphérique quand, sur la terrasse de la maison de ses parents, il avait regardé un avion disparaître dans la nuit, ses balises comme des clins d'œil. Il avait cru entendre un larsen de guitare, un son ténu, une même note pour maintenir l'appareil en suspension, lévitation auditive qu'il pouvait à présent retrouver en fermant les yeux. Aujourd'hui, quand il voit cligner deux points dans le ciel, il les imagine bouger l'un vers l'autre avec une précision silencieuse, puis il voit flasher comme un briquet mon. Le ciel se remplit de leurs hurlements en chute, pluie technorganique. La distance de l'observateur autorise un incroyable sens du tragique.
Il a cessé de prendre ses pilules il y a longtemps.
Tous les soirs, il contemple la brique et les sections minérales de cette ville compressée, humide de néon et de lumière, sous un plafond de cobalt. L'étendue lui permet de suivre la myriade d'avions qui bourdonnent au-dessus. Parfois, il porte une attention particulière à un point, éclairé comme une croix clignotante dans l'espace, il plisse les yeux, attend et s'assure que l'avion traverse la nuit en sécurité. Il trace les déplacements invisibles des avions qui bougent à différentes altitudes, suivant des lignes différentes, et se demande ce que les passagers font dans leurs fauteuils mous, sous ces petits cônes de lumière éclairant leur lecture, trois mille pieds au-dessus de la terre. Il voit des visages calmes ou endormis, contemplatifs dans leur zone de silence sacré, celui d'une bibliothèque ou d'un urinoir. Il sait que s'ils se penchaient derrière leurs hublots glacés, ils pourraient voir un bout de leur vie ou de leur futur, où les amène leur destin. Ils n'auraient jamais de réponses, mais dans cet univers pressurisé, les questions sembleraient vraies, importantes. Ils cesseraient de sourire et reprendraient leur verre de jus de tomate ou le Stephen King du jour, ils attendraient.
Il veut qu'ils apprécient leur vol, alors il lève les bras vers le ciel et, pinçant le pouce et le majeur, il ramène l'avion à l'aéroport.

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